Repères
A Sadirac, l’activité céramique est issue d’une longue tradition et montre encore aujourd’hui ses ultimes avatars. A proximité relative de Bordeaux, cette commune se situe au cœur du plateau qui s’est formé entre Garonne et Dordogne, que des petits cours d’eau ont drainé et largement vallonné. Etaient naguère principalement exploitées d’assez abondantes réserves d’argiles à dominante kaolinique, localement dite argile bleue ; l’altération de ce faciès a provoqué en surface la formation de limons argilo-sableux jaunes qui ont été utilisés dans les périodes anciennes et plus tard en appoint. Les vallons mettent à portée les argiles profondes, dont les plateaux conservent au contraire d’épaisses nappes.
Bien qu’attestées avec une bonne certitude par plusieurs sites sur la commune de Sadirac elle-même ou sur sa voisine Lignan, la poterie et la tuilerie antiques sont encore mal documentées ; sans doute ne représentent-elles pas une activité considérable, plutôt des utilisations ponctuelles des opportunités géologiques. Sans qu’on puisse démontrer une continuité avec ces premières installations, les archives mentionnent l’existence bien avérée d’activités céramiques dès le XIIIe siècle. Les sites sont mal localisés et n’ont pas encore été étudiés. Le plus probable est que productions et modes de travail soient assez voisins de ceux observés à Lormont.
Vers le début du XIVe siècle, un quartier d’artisanat spécialisé voit le jour et regroupe l’essentiel de l’activité céramique : c’est le véritable début du centre potier. Son histoire s’établit en plusieurs périodes : jusque dans le XVIe siècle, le quartier potier ; puis des officines isolées ; à partir du milieu du XVIIe siècle, une organisation villageoise ; enfin une industrialisation, bien vite suivie d’un déclin.
Le quartier potier de Sableyre Sur un plateau, à l’exclusion de toutes les parties pentues, dans un terrain plus sableux qu’argileux dont le toponyme de Sableyre est symptomatique, se juxtaposent douze à quinze officines représentant une superficie de plusieurs hectares. Différentes opérations de fouille ont abordé cinq de ces unités de production, mais une seule a été observée de manière à peu près complète. Non seulement les parties hautes des constructions étaient disparues, mais encore les labours ont éliminé la surface des vestiges, ne laissant le plus souvent de perceptible que les fonds des parties excavées. L’interprétation des déblais de destruction retrouvés dans certains comblements, la récurrence des observations, l’étude de la longue tradition sadiracaise et de son évolution permettent de compenser les lacunes de l’observation directe et d’imaginer une structure type.
Sur une parcelle bien délimitée par des fossés servant aussi au drainage des terrains, est établi un habitat qui abrite sans doute l’atelier de façonnage. Tout autour se répartissent de nombreuses fosses et plusieurs fours, sans qu’apparaisse une organisation rigoureuse de l’espace. Les fours se sont succédé, sans jamais se recouper. Ils sont le plus souvent du plan usuel au Moyen Age et de tailles équivalentes : une fosse donne accès à un alandier voûté qui précède une chambre de chauffe circulaire, partiellement divisée par un mur de refend ; une sole à carneaux et des parois de terre et de moellons forment une chambre de cuisson ouverte. La longueur de l’alandier et le rayon des chambres sont de dimensions sensiblement équivalentes : un peu moins d’un mètre. Les fosses ont servi à l’extraction du limon argilo-sableux. Elles semblent ouvertes et refermées sur un mode annuel. Leur comblement est formé prioritairement de rebus de cuisson noyés dans les terres de découverte, mais contiennent aussi des déchets d’habitat, en particulier des ossements d’animaux et des coquilles d’huîtres, parfois quelques outils cassés. La plupart de ces rejets sont incomplets et tous sont en position secondaire. On peut donc en déduire qu’existait dans le périmètre de l’officine une zone de stockage indifférencié des déchets ; ceux-ci étaient occasionnellement mobilisés pour combler les fosses d’extraction. Cette procédure montre l’étroite imbrication de l’atelier et de l’habitat. En mélange avec le limon argilo-sableux, dans des proportions variables en fonction des vases à réaliser, est aussi utilisée l’argile bleue. Celle-ci n’est pas extraite dans le strict cadre de l’officine ; elle provient plausiblement de vastes puits d’utilisation collective ouverts à proximité du site. Certaines fosses d’extraction du limon sont dotées d’un sol sommaire formé de tessons et ont servi au stockage des terres travaillées. Dans les périodes les plus récentes du site, en correspondance avec une volonté d’accroître la production, ont été construites quelques structures de plus grande superficie sur un plan analogue ; la conduite d’un feu régulier était probablement difficile. D’un type tout à fait différent et jusqu’à présent exceptionnel, un autre four présente dans le prolongement de l’alandier, une succession d’arcs qui dessinent un couloir et séparent des élargissements latéraux ; ce système permet d’établir solidement une sole et un laboratoire trois fois plus large que la chambre de chauffe tout en diffusant régulièrement la chaleur. Ces tentatives furent sans lendemain et les structures de cuisson sadiracaises évoluèrent dans un autre sens, celui de l’accroissement de la hauteur.
Les productions de ces officines alimentent Bordeaux et son commerce ; elles se trouvent assez peu en milieu rural. Les vases sont tournés avec aisance et finesse, notamment aux XIVe et XVe siècles ; mais ils restent assez peu et assez simplement décorés. Leur typologie, proche de celle de la Saintonge, parfois au point que les deux productions sont difficiles à distinguer, comprend surtout des pichets et des mortiers, le plus souvent décorés, des cruches de différentes formes et capacités, différents objets domestiques aussi, en quantité plus faible, comme des coupelles, des lampes à huile ou des tirelires.
Les marmites utilisées à Bordeaux proviennent de la région de Barbezieux en Charente. Les potiers sadiracais en font des copies, ayant même forme et même décor ; de qualité moindre, elles restent peu fréquentes. Dans le courant du XVe siècle, conséquence probable des guerres anglo-françaises, le marché charentais est coupé ; Sadirac développe alors des formes originales de pots à cuire. Le XVIe siècle engage une mutation profonde de la poterie sadiracaise, écho du changement de la société et préfiguration des transformations des officines. Les décors, les finitions, et même la qualité du tournage s’appauvrissent au profit d’un travail de série et d’un accroissement de la production. Les marmites disparaissent progressivement devant la concurrence locale et bientôt les importations de la haute vallée de la Garonne. Les pichets, très abondants aux XIVe et XVe siècles, deviennent rares, alors que la corporation des potiers d’étain naît à Bordeaux et structure une activité florissante. La vaisselle individuelle de table, écuelles, bols, assiettes, fait son apparition mais son développement sera assez vite limité par la céramique décorée, la faïence ou plus simplement les productions de Cox ou Giroussens.
Fréchinet : une officine isolée Ce site est le meilleur exemple de la phase de dispersion dans la paroisse des unités potières. Il date de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe. Des découvertes récentes viennent confirmer la récurrence des phénomènes constatés. En ce lieu isolé, existait un habitat dont seulement des traces indirectes ont été perçues. Les structures potières se limitaient à deux fours dépendant d’une même fosse d’accès. La maison abritait probablement les lieux de façonnage. L’extraction se faisait hors du site et l’on imagine volontiers un modèle qui n’est en fait documenté que pour des époques plus tardives. Une fosse dont l’utilité n’a pu être définie est apparue à l’écart de la zone de cuisson. Les deux fours, bien qu’ayant fonctionné un certain temps en batterie, n’ont pas été édifiés de façon contemporaine ; le plus ancien a été aussi le premier à cesser son activité. Tous deux possèdent, à de menues variantes près, la même structure. Dans un terrassement sur un plan identique à celui du modèle médiéval courant, avec alandier et chambre de chauffe circulaire, les parois sont bâties en pied avec des fragments de tuiles et des briques liées à la terre. Le creusement est moins profond que dans les modèles médiévaux, de sorte que la sole ne correspond pas au niveau de circulation mais se trouve au-dessus. Les parois sont entièrement bâties d’un seul élan, en matériaux réguliers préfabriqués. La solidité du système est indéniable : en particulier l’affaiblissement au contact des parties creusées et bâties est évité. L’ensemble devait monter bien plus haut que les fours médiévaux et le laboratoire possédait ainsi une capacité sensiblement accrue. Le travail en batterie doublait encore cette capacité ; ce phénomène, qui aurait pu paraître anecdotique, a été observé sur d’autres sites. Alors que l’établissement du quartier potier de Sableyre, véritable lotissement artisanal, relève indéniablement d’une volonté humaine, cette phase de dispersion semble montrer un affaiblissement des liens communautaires, ces deux épisodes ayant peut-être quelques rapports avec l’évolution des liens féodaux. Le bouleversement de la typologie médiévale constaté au XVIe siècle se poursuit : les cruches et les pots de l’époque moderne naissent et le vaisselier se diversifie. De nouvelles formes émergent, promises à un grand avenir comme les arrosoirs et les pots horticoles, au contraire spécifiques à l’époque comme les bénitiers de chevet issus de la contre-réforme catholique. Les réchauds, apparus quelques décennies plus tôt, se multiplient mais perdent progressivement leur décor.
L’organisation villageoise Vers le milieu du XVIIe siècle, une nouvelle génération de fours voit le jour. Ce sont des structures monumentales. Ainsi, celui du village du Casse mesure 4,50 m de hauteur, 2,80 m de diamètre intérieur et 1,30 m d’épaisseur de paroi, pour une capacité utile de 18,50 m3, soit à peu près huit fois plus que pour un four médiéval ordinaire ; sa longévité, attestée par des archives, est considérable, près de 250 ans. Ces fours sont implantés sur un espace dégagé, environnés d’eysines, aires de travail pour le chargement, le déchargement et le stockage, souvent aménagées en terrasses par des murets. Ils superposent deux chambres circulaires, sans alandier mais avec un mur de refend divisant le foyer et profitent d’une légère pente pour ouvrir des accès au foyer et au laboratoire opposés et de plain pied. Leur conception générale qui dégage une tour ronde d’une façade droite permet de conforter efficacement la structure ; ce système est complété par des buttes-tessonnières latérales qui donnent aussi accès à la couronne. Les parois sont composées d’un parement externe de pierres appareillées, d’un blocage de moellons irréguliers et d’un parement interne de briques pleines, lissé d’un placage de terre. Autant les fours médiévaux sont des installations bricolées, autant il s’agit là d’un investissement lourd, solidement maçonné, constamment entretenu. Les archives donnent parfois la preuve que les potiers se sont rassemblés à deux ou trois pour entreprendre en commun de telles réalisations. Elles ne sont pas à proprement parler communautaires, mais leur utilisation est toujours le fait de quelques familles qui possèdent ou afferment des parts ou un droit d’accès. Au milieu du XVIIIe siècle, plus de 150 potiers cuisent à tour de rôle leur production dans une cinquantaine de fours. A cette époque, on n’utilise que l’argile bleue. On l’extrait en quelques lieux dédiés, dispersés dans la paroisse : d’un puits qui perce la découverte sont menées des galeries non étayées. Lorsque le système s’effondre, on en creuse un autre à côté. La main d’œuvre est surtout composée d’enfants. Les services préfectoraux, émus du nombre des accidents, finissent par interdire en 1873 ce procédé qui remonte probablement au XVIe siècle. La maison n’est pas toujours contiguë du four et se trouve souvent à plus d’un kilomètre des argilières. Elle abrite les différentes activités de façonnage. Les inventaires après décès donnent une bonne image de l’imbrication des fonctions : un tour occupe un angle de la pièce principale, des poteries sèchent dans un appentis, etc. De même que la maison est totalement investie, c’est toute la famille qui collabore aux différentes activités potières comme aux tâches ménagères ; cette structure sociale remonte sans doute à l’origine du centre. Dans le courant du XVIIIe siècle, cependant, l’unité de production accueille de plus en plus de journaliers, en général alliés de la famille mais néanmoins extérieurs ; ce statut correspond parfois à une sorte d’apprentissage. Aussi loin que remonte notre documentation, les potiers sont très souvent fils de potier ; un sur deux épouse une fille de potier, à défaut plutôt celle d’un artisan que d’un cultivateur. Pourtant ils restent bien des ruraux et investissent leurs gains dans la terre, ce qui leur autorise des reconversions aisées en période de crise.
Depuis longtemps, Sadirac et les paroisses voisines accueillent quelques tuiliers. Les deux populations ne se mélangent guère : les clivages techniques, peu marqués au Moyen Age, sont devenus difficiles à franchir ; la patrilinéarité et l’endogamie sont fortement ancrées dans les deux professions. Vers la fin du XVIIIe siècle s’installent aussi trois faïenceries ; elles participent beaucoup mieux du contexte potier, dans lequel elles forment comme une aristocratie. Le commerce de la poterie est très organisé, sans doute depuis déjà longtemps : les potiers n’ont pas le droit de prendre commande chez eux ; ils amènent leur marchandise par terre jusqu’au Port-neuf de Camblanes puis sur des gabarres jusqu’à Bordeaux ; sur le quai des Salinières, pendant trois marées franches, ils la vendent aux particuliers, ensuite seulement interviennent les marchands. Les « terres de Bordeaux » gagnent ainsi les Amériques, Canada, Louisiane, Guyane, etc.
Un tiers de la production du centre potier consiste en différentes formes de cruches. Un autre tiers en de la vaisselle commune et des objets divers. Le dernier tiers est de la céramique de raffinage du sucre ; cette industrie, fondée sur la canne à sucre et installée dans les grands ports intéressés au trafic d’outre-mer, est grande consommatrice de poteries très spécifiques ; par le biais du commerce bordelais, Sadirac fournit Bordeaux, La Rochelle et Nantes, tandis que les productions d’Orléans et de Marseille tiennent le reste du marché français. L’industrialisation et le déclin La Révolution française casse le monopole des marchands bordelais ; chaque potier commercialise lui-même ses produits. C’est une lourde charge pour les uns, une aubaine pour d’autres qui sont ou deviennent plus des gestionnaires que des tourneurs. A partir de 1820 apparaissent les ouvriers-potiers. Ils sont certes les héritiers des journaliers mais ils ne sont plus employés à la tâche et rémunérés à la journée. Ainsi se renforce la tendance à la spécialisation des activités, tournage, garnissage, manutention… et s’affirme progressivement la rupture avec l’artisanat familial. De nouvelles structures de production, traduisant cette évolution sociale, se développent à partir de 1830. Les « fabriques » regroupent en un même ensemble de bâtiments, totalement distinct de l’habitation, l’atelier et le four. Des lieux différenciés y sont dédiés aux différentes étapes du façonnage ; les fours gardent encore la même conception qu’aux siècles précédents, mais sur un plan carré. La concurrence et la concentration, s’appuyant parfois sur les alliances familiales, la sélection aussi font progressivement fermer une partie de la centaine de poteries existant alors. Vers 1880, le machinisme fait son apparition : broyeuses et boudineuses, mouleuses, tours mécaniques, etc. Des wagonnets roulant sur des rails permettent de rentrer et sortir les vases en cours de séchage. Les transformations industrielles atteignent même les fours : la réalisation des soles avec des briques en claveaux permet de lancer des voûtes sans refend ; le foyer est partiellement enterré, ce qui compense les charges, et son ouverture est réduite, ce qui adapte le tirage aux nouvelles conditions de cuisson et correspond peut-être aussi à l’utilisation de combustibles plus ligneux que ne l’étaient les ajoncs traditionnels.
L’industrialisation, c’est aussi l’émergence d’une concurrence qui provoque le déclin de la plupart des centres potiers : les vases en verre moulé ou en tôle émaillée produits en grande série sont peu onéreux et souvent de meilleure utilisation que ceux en céramique. Une première crise a déjà durement frappé Sadirac. Entre 1840 et 1860, la production sucrière bascule de la canne d’outre-mer à la betterave métropolitaine ; ce faisant les techniques se sont améliorées et ne consomment plus de céramiques. Les raffineries portuaires ferment les unes après les autres, entraînant l’émigration vers la ville ou la reconversion vers l’agriculture des deux tiers des potiers. A la fin de la seconde crise, après la première guerre mondiale, seulement trois entreprises se consacrent à une poterie horticole très commune ; la dernière a fermé il y a quelques années. Mais le savoir-faire ancestral survit encore, quelques céramistes sont venus s’installer et la mémoire de la tradition se maintient dans une Maison de la Poterie.
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